Alexandre Periama

Héliographies évolutives

Il m’est presque impossible en tant que parisien contemporain d’échapper à l’omniprésence et au polymorphisme des objets. Cet environnement fami- lier, tout bien considéré, me paraît constamment à la lisière d’un réel mouvant, tantôt virtuel, tantôt matériel, réalisant ainsi un couple indissociable. On pourrait pousser la réflexion plus loin et s’interroger sur la nature des liens qui existent entre virtuel et matériel. Tout comme l’imagination, l’imaginaire, sont les fruits du cerveau humain, le virtuel ne pourrait-il être généré par une matrice matérielle ? La question est d’actualité comme en témoignent les nouvelles technologies en particuliers leur exploitation par le transhumanisme.
Le modèle économique occidental qui prévaut dans les pays dit développés et en voie de développement, semble encourager une forme d’addiction à l’objet manufacturé, industriel, de sorte que l’homme semble se complaire de plus en plus dans une forme de passivité collective, où sa personnalité se serait dis- soute dans l’objet qu’il consomme. L’objet consommé devient une part du consommateur, lui-même assimilé en fin de compte, à sa propre consommation.
Une réflexion qui, au demeurant, pourrait évoquer la pensée d’un certain Jean Baudrillard, philosophe, lorsqu’il affirmait : « les objets jamais ne s’épuisent dans ce à quoi ils servent, et c’est dans cet excès de présence qu’ils prennent leur signification de prestige, qu’ils "désignent" non plus le monde, mais l’être et le rang social de leur détenteur... »1. Ainsi dans un système prônant le matérialisme, le consommateur est-il soumis au comportement plus ou moins conscient, traduit par un besoin compulsif constant, de nouveauté matérielle, devenu aujourd’hui, synonyme d’individualité singulière ?
Pour en revenir à l’objet, dans certains cas, il semble avoir pour finalité de matérialiser l’idée, de permettre la transmission de l’essence de celle-ci. Il appa- raîtrait donc tel un "intermédiaire" établissant une communication, un lien entre le monde abstrait des idées et le monde concret dit "réel", mécanisme que l’on retrouve à l’oeuvre dans la pratique artistique.
L’Héliographie Évolutive donc, pourrait se définir comme une tentative de saisir les objets issus du matérialisme pour en faire de l’art. Le spectateur est ici invité à se déprendre de son attitude passive de consommateur, pour passer à une attitude active, interpellé qu’il peut être, par la proposition plastique. Il est convié à quitter l’absurdité de la condition humaine pour devenir ainsi que le préconisait Nietzsche2, le poète de son existence...

Ces recherches plastiques ne visent pas une critique du consumérisme, mais cherchent plutôt à en détourner ses objets afin de tenter d’en extraire son op- posé, c’est-à-dire ses potentielles qualités esthétiques, par delà ses aspects fonctionnels. Il s’agit donc à travers un média à l’origine réaliste par excellence, la photographie, de provoquer un regard détaché de l’identité usuelle de l’objet : le spectateur se trouve face à la volonté de mettre au jour des formes et des volumes au détriment du produit manufacturé, qui s’estompe au profit d’une abstraction. Du matériel commun, du physique, s’exhalent donc des formes aux propriétés abstraites, mettant en exergue de la sorte, la relativité de notre perception. Ici les images mettent en scène un objet, qui ne peut désormais plus exister en tant que tel au sein de ces compositions. En effet - l’ayant vérifié à maintes reprises auprès de spectateurs -, il devient impossible à quiconque de se laisser aller de si bon gré sans faire fausse route, à l’appétit apparemment insatiable spécifique aux êtres humains, d’apposer une quelconque dénomination à l’objet saisi, cristallisé dans le temps, et désormais affranchi de sa condition originelle.
Les images volontairement laissées sans titres individuels permettent ou contraignent le spectateur à une interprétation plus ou moins active - selon l’individu - de ce qu’il a sous les yeux. Un des intérêts de cette démarche résiderait en ceci que le spectateur est convié à une co-création née de l’interaction entre son imaginaire et l’objet dématérialisé. Une collaboration désireuse de se mêler dans le meilleur des cas, à un certain ludisme. Faire émerger de profondes réminiscences héritées d’une enfance révolue : les spéculations multiples fusent naturellement, tandis que se poursuivent parallèlement de vaines tentatives de percer à jour le secret d’un sujet paradoxalement photographié, paré d’un voile de mystère inviolable... et alors, resterait encore un autre regard teinté d’une certaine contemplation.

Abordons à présent une autre question, celle du matériau. Comme peut le constater de prime abord le spectateur, des plaques de dimensions variables jouant avec des nuances d’argenté, de gris et de noir, sont accrochées à un mur dont la sobriété est de mise. Pour renforcer cet effet, les plaques sont d’une certaine épaisseur, de sorte à mettre en avant la pièce exposée.
Jusqu’ici nous sommes dans une démarche plutôt classique, la rupture intervient du moins je l’espère, du côté du rôle donné au support dans la perception de l’objet photographique. Habituellement le travail de la lumière est contenue dans l’image, ici, il est à la fois interne et externe en tant que la nature du support par ses propriétés de captations propres, joue dans le processus de co-création de l’image. Une démarche formelle, quant à l’importance accordé à la place de l’objet, qui pourrait d’ailleurs avoir quelques liens de parenté plus ou moins proches avec les travaux du plasticien français Jean Denant, ce dernier proposant des impressions photographiques sur plâtre moulé, intitulés Module X3, aux dimensions relativement modestes, évoquant une problématique matérielle forte, passant par le contenant et son contenu.
On pourrait aussi évoquer quelques correspondances quant aux aspirations avec la série Lumière4 du plasticien français Jean-Marc Bustamante lorsque ce dernier a réalisé des photographies sérigraphiées sur plexiglas, valorisant de nouveau les propriétés plastiques du support - type d’impression, transparence, etc... - et de son contenu. Dans cette présence/absence de l’humain, il frise ainsi une certaine abstraction liée également à l’usage des structures relatives à l’architecture.

L’image photographiée, cette sorte de témoin d’une contraction temporelle du réel, n’acquerrait-elle réellement une "présence", une "aura", qu’à partir du moment où, celle-ci serait développée, palpable, introduite donc en tant que "corps physique" ? Ainsi nous sommes face à des expérimentations
plastiques qui tendent à outrepasser leurs conditions numériques initiales, à troubler les frontières entre divers médias oscillant de la sorte, entre photogra phie, peinture et gravure. Du support émerge une forme de texture résultant de ce qui semble être une rencontre de granules agglomérées plus ou moins sombres, disséminées et ondulantes, parcourant sa surface. Une impression directe sur aluminium dans l’intérêt d’apporter une dimension supplémentaire à la "sculpture photographique", amorçant une certaine profondeur entre les plans : les noirs accusent un contraste plus ou moins prononcé - selon la prise de vue, le sujet etc... - avec leurs antinomiques blancs, qui deviennent ici le métal mat. Par cette technique d’impression, l’image présentée peut par conséquent entrer en résonance avec la lumière et ses infinies variations au gré du temps, sur un sujet également modelé par celles-ci. Agissant entre autres en tant que réflecteur quant à la source lumineuse émise par son environnement. Le matériau aluminium offre ainsi selon l’angle où à sa guise le spectateur se place, mais également selon le degré de luminosité et son orientation sur ce dernier, une lecture plus ou moins intense de la pièce, donnant à voir des fluctuations parvenant à rompre - toute proportions gardées - avec une certaine monotonie, si l’on puis dire, de la photographie d’un instant originellement inaltérable ?

Tenter d’abolir ou du moins d’adoucir le pixel, élément composite fondamental indissociable de l’image numérique, celle-ci issue du système binaire ou code binaire, l’informatique utilisant un mode de comptage en base 2 ne pouvant ainsi comparer que deux valeurs - 0 et 1 -. Le pixel a priori limité et incorporel donc, s’efforce de devenir ici un élément graphique à part entière, imitant quelque peu un bromure d’argent aux alliances quant à elles indéfinies, dérivant d’un rayonnement lumineux significativement irrégulier. Une photographie numérique sous sa forme décodée, paraissant aller en fin de compte à l’encontre de sa nature première, car devenue élément physique, solide, renouant d’une certaine manière avec ses prémices balbutiantes initiées par Nicéphore Niepce5 en 1817. Des plaques d’argent couvertes de bitume de Judée6, exposées à la lumière solaire par l’intermédiaire du sténopé ou « camera obscura » - dixit Léonard de Vinci au XVIe siècle -, qui permettront de cette manière, la fixation de la toute première image extraite du "réel" connue à ce jour, aux alentours de 1826 : Vue de la fenêtre depuis la propriété du Gras à Saint-Loup-de-Varennes7. Héliographie serait le terme exact, utilisé par son créateur lui-même, pour définir son invention : « procédé de reproduction des images ». Du grec hélios - soleil - couplé ici à son suffixe "graphie", autrement dit au dessin, à l’écriture, l’héliographie signifie donc "écriture de lumière" ou "dessin de lumière" solaire, lorsque la photographie désigne un rayonnement lumineux dans sa globalité sans préciser la source d’émanation - du grec photôs, préfixe signifiant "lumière" -.

Des expériences photographiques destinées à constituer une série plus vaste, que j’appelle Héliographies Évolutives qui ne sont pas sans évoquer un certain Surréalisme dans l’usage des ressouvenances oniriques. Procédé que l’on retrouve chez bien des photographes tels André Kertész, Man Ray et autre Compositions lumineuses ou Photogrammes de Moholy-Nagy pour ne citer qu’eux, fervents représentants de ce courant.
Les Héliographies Évolutives entretiennent des liens de parenté tout en se distinguant des travaux photographiques d'Edward Weston et de Lucien Clerg par l’appel à l’imaginaire qu’ils suscitent d’une part, et d’autre part s’en éloignent, car chez eux le support ne participe pas au déclenchement de cet appel. Des images en perpétuel état de changement sous le règne des caprices de l’imprévisible. L’objet ainsi sublimé est une sorte « d’invitation au voyage » dans l’abstraction, une rupture avec nos a priori, pour nous introduire à une gymnastique de la contemplation, quelque soit la qualité de notre environnement...

  1. Pour une critique de l'économie politique du signe, 1976, Jean Baudrillard
  2. Contre-histoire de la philosophie, Numéro 14, Michel Onfray citant Nietzsche
  3. Module X, 2013, Jean Denant, Impression sur Plâtre Moulé, 4 x 35 x 45 cm
  4. Lumière, Jean-Marc Bustamante, 1991, Photographie Sérigraphiée sur Plexiglas, 110 x 185 cm
  5. Descendant de la bourgeoisie intellectuelle française à qui l’on doit l’invention de la photographie, perfectionnée ensuite par le peintre et photographe Louis Daguerre d’où l’emploi fréquentdu daguerréotype qui excédera le premier.
  6. Sorte de goudron naturel photosensible.
  7. Nicéphore Niepce

Alexandre Periama

2017